Marie Sirgue, fausses contrefaçons & autres facéties

Gilbert Pons, 2012

Il est arrivé à des musées, prestigieux parfois — le Metropolitan Museum de New-York, le musée Boymans van Beuningen de Rotterdam, par exemple {note}1 —, d’exposer des faux, la chose est connue. Mais le cas était rare et c’était par inadvertance évidemment ; on sait du reste qu’antiquaires, historiens d’art et autres experts, aidés par des laboratoires d’analyses bien équipés, enquêtent désormais longuement avant d’homologuer tableaux et sculptures. Une œuvre tenue pour suspecte est impitoyablement retirée des cimaises, des catalogues aussi, et va croupir dans des réserves obscures et mal famées d’où elle ne sortira probablement plus guère {note}2. Il existe cependant, à Paris, un musée atypique, un musée où l’on ne trouve que des faux dûment identifiés comme tels, le Musée de la contrefaçon (16, rue de la Faisanderie, une adresse prédestinée). Mais c’est la griffe des couturiers, le logo des parfumeurs que l’on y aperçoit, plus ou moins bien imités par les copistes, et non de faux Vermeer ou des Mondrian apocryphes {note}3. Ce n’est pas dans un musée de ce (mauvais) genre qu’on risque de trouver un jour les œuvres de Marie Sirgue ; l’originalité de cette jeune artiste — elle vit et travaille à Toulouse — tient à ce qu’elle lance une sorte de passerelle entre ces deux activités fallacieuses ; ce faisant elle fraie une troisième voie, aventureuse elle aussi, quoique pour d’autres raisons.
Pour être efficace le mensonge doit remplir certaines conditions : forme, contexte, sérieux apparent, plausibilité, rareté, difficulté, voire impossibilité de la vérification. Grosso modo, la contrefaçon obéit à des règles similaires, mais, à la différence du discours trompeur, qui use des mêmes mots, de la même syntaxe que le vrai, et compte essentiellement sur l’absence de ce à quoi il réfère afin de réussir, elle triche sur la nature des matériaux utilisés — une question de rentabilité —, et table sur la séduction immédiate propre aux grandes marques, c’est-à-dire celle de leur nom, pour attirer le client crédule et le rouler. Qu’ils s’agisse des œuvres d’art ou des articles de luxe, le ressort et la finalité de l’entreprise sont semblables : l’appât du gain, seuls changent le temps de préparation initial et, selon le nombre d’exemplaires considéré, les techniques de diffusion du produit contrefait ; outre cela, la suspicion de l’acheteur éventuel doit être endormie par l’usage d’ingrédients qui ressemblent à s’y méprendre à ceux entrant dans la composition de l’original.
Marie Sirgue se soucie peu de duper le spectateur — du reste ses œuvres ne se donnent pas pour autre chose qu’elles ne sont —, elle chercherait plutôt à le détromper, en jouant avec lui et non en se jouant de lui, et si elle détourne des marques prestigieuses, si, avec un souci du détail dans l’imitation que l’on rencontre chez les faussaires, elle emprunte leur griffe à des objets que l’on peut voir derrière les vitrines blindées de la Place Vendôme ou de la rue du Faubourg Saint Honoré, si elle use pour fabriquer ses pièces de matières premières sans pedigree, l’aluminium employé pour l’emballage des plats cuisinés par exemple, c’est, entre autres choses, afin de dénoncer, mais sans pathos, le pouvoir mystificateur des emblèmes les plus voyants de la réussite pécuniaire.
Le logo appliqué sur les objets qu’il qualifie n’a en soi rien de précieux ; à l’instar de la signature d’un maître en bas de son tableau, il n’est pas, si on peut dire, artistique, et ne fonctionne en droit qu’à titre de certification. De même que le paraphe du peintre ressortit à l’écriture et non à la peinture, en dépit du fait qu’il soit réalisé avec un pinceau, le logo relève du discours et non de la réalité matérielle qu’il désigne avec ostentation. Marie Sirgue traite comme un véritable motif ce signe distinctif de la valeur marchande et l’applique à des matériaux qui n’ont rien à voir avec celle-ci. Son propos n’est nullement de valoriser par ce subterfuge des objets sans prestige notable, non, ce serait plutôt l’inverse, tourner en dérision cette plus-value symbolique si recherchée par des snobs surtout désireux de recevoir en l’arborant une valeur ajoutée.

 

« Deux réalités qui n’ont aucun rapport ne peuvent se rapprocher utilement.
Il n’y a pas création d’image. »
Pierre Reverdy, Le gant de crin

 

L’an passé, lors d’une résidence à Hecho, petit village des Pyrénées aragonaises, ce sont quelques spécimens d’un bestiaire insolite, aussi éloigné du naturalisme que des animaux en faveur chez les artistes actuels, qu’elle a malicieusement bricolés, ou plutôt mis en scène dans des rencontres moins fortuites qu’inspirées. Commençons par son traitement du vautour fauve, un rapace très répandu dans les canyons de la contrée.
Gorguera — J’ignore si l’Égypte ancienne et sa mythologie l’intéressent, je ne sais pas davantage si elle se sent concernée par la psychanalyse ou n’en a cure, j’ignore évidemment si Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci occupe un rayon de sa bibliothèque, mais Marie Sirgue pourrait bien avoir pris au sérieux l’interprétation donnée par Freud du tableau conservé au Louvre {note}4, à moins qu’elle n’ait emprunté sans le savoir un chemin y conduisant. On sait qu’alerté par une remarque de son ami le pasteur Oskar Pfister, Freud avait cru pouvoir discerner le dessin d’un vautour dans le manteau de sainte Anne — à la façon dont les enfants, grâce au coloriage, découvrent animaux ou objets embusqués dans l’entrelacs de lignes proposé à leur patience ou à leur sagacité — ; on sait aussi qu’il en avait tiré des conséquences quant à la libido du peintre {note}5. En confectionnant une étole et une fraise (gorguera en espagnol {note}6) pour en ceindre le cou déplumé du charognard, en faisant donc à son effigie de plâtre une spectaculaire mise en plis, Marie Sirgue a réalisé ce qui ressemble à une transposition, espiègle et solennelle, de ce motif peu fréquent dans l’iconographie occidentale ; ce qui d’ailleurs témoigne d’une belle fidélité (consciente ou non) à la lettre du texte freudien et redore majestueusement le blason de cet oiseau à la réputation mauvaise.
Rideau à pêche — Les mouches, qui abondent elles aussi dans la région pendant l’été et sont, comme les vautours, attirées par les cadavres, n’ont jamais excité l’enthousiasme des entomologistes, du moins celui des collectionneurs, en raison de leur physique ingrat (couleurs ternes, taille médiocre) et de leur banalité, quant à celles que l’on rencontre parfois dans la peinture ancienne, les vanités notamment, elles ne s’y trouvent qu’en vue de signaler, discrètement, la présence de la mort à proximité de la vie, ou de montrer au spectateur qui les a prises pour des intruses, pour des éléments étrangers au tableau, combien l’auteur est habile dans l’art du trompe-l’œil {note}7.
Pour empêcher ces parasites d’envahir l’intérieur des maisons, on installe derrière la porte un rideau {note}8 de ficelles, généralement pourvues de petites billes de buis ou de verre qui, assurant à la fois décoration et « tombé », filtrent la lumière et s’entrechoquent gaiement quand on les écarte afin de franchir le seuil. L’artiste a mêlé quelques mouches artificielles à ces perles un peu kitsch, celles-là même qu’utilisent les pêcheurs de l’endroit pour accrocher les truites. Je me demande s’il ne s’agit pas d’un rituel apotropaïque, moins destiné à repousser le mauvais œil qu’à effrayer ces maudits insectes par le spectacle de leurs substituts halieutiques — l’appât devenu répulsif. Quant aux habitants de la maison, j’imagine qu’ils ont dû prendre des gants pour ne pas se blesser au contact de ces trophées piquants et minuscules.
Dans le Tarn aussi ces insectes pullulent, et nous ne sommes qu’en mai ! Je ferais peut-être bien de commander à l’artiste l’un de ces rideaux, en lui demandant toutefois de substituer à ces chatoyants petits leurres quelque autre invention de son cru — mais ce serait moins poétique.

Gilbert Pons

Le Blanquié, mai 2012
Turbulences Vidéo #76

1en 1937, le vénérable Musée de Rotterdam acheta, très cher, les Pèlerins d’Emmaüs, qu’authentifièrent tous les plus grands spécialistes de l’époque. C’est au terme d’un invraisemblable concours de circonstances que Han van Meegeren, le véritable auteur du tableau, se dénonça lui-même, après la guerre, non sans se heurter à la suspicion desdits spécialistes et de la police. Cette rocambolesque histoire est astucieusement racontée par Luigi Guarnieri dans La double vie de Vermeer (2004), Actes Sud, 2007.

2Mentionnons toutefois deux cas exceptionnels. En 1988, la Fondation Cartier organisa une exposition au titre évocateur : « Vraiment faux ». Au printemps 2010, sous le titre « Seconde main », toutes sortes de copies illicites, de répliques et de pastiches de tableaux de maîtres, modernes ou contemporains, habilement mêlés aux originaux, ont été exposés au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris ; selon les responsables de l’événement il s’agissait d’ébranler la réputation du concept d’original, jugée douteuse ou obsolète. La chose suscita maintes polémiques, quant à l’accrochage et quant au fond.

3Allusion à deux tableaux du virtuose de l’angle droit et des couleurs primaires que le Centre Pompidou faillit acquérir en 1978 avant de s’apercevoir, in extremis, qu’il s’agissait de faux.

4La Vierge, l’enfant Jésus et sainte Anne.

5Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910), Gallimard, 2002. Le texte de Freud a suscité quantité de lectures, d’observations et de controverses, notamment celles de Maurice Merleau-Ponty (Sens et non-sens (1966), « Le doute de Cézanne » (1945), Gallimard, 1996), et surtout de Meyer Schapiro (Style, artiste et société, « Léonard et Freud : une étude d’histoire de l’art » (1955), Gallimard, 1983).

6Le mot, titre de l’œuvre, désigne une collerette « à l’ancienne », comme on peut en voir sur les portraits des XVIe et XVIIe siècles, comme on peut en voir aussi chez certains couturiers contemporains, Gareth Pugh notamment.

7Le lecteur qu’intéresse le rôle joué par ce diptère dans la peinture pourra se reporter aux savantes, aux stimulantes analyses d’André Chastel : Musca depicta (Franco Maria Ricci, 1994.), ainsi qu’aux réflexions de Jean Louis Schefer : Figures de différents caractères, « Usage de l’insecte » (P.O.L., 2005.)

8« L’heure du bain » (2010) montre une autre variation, quelque peu magrittienne cette fois, sur le thème du rideau. La scène a lieu dans une salle de bain, mais rien ne sépare la baignoire du reste de la pièce, aucun rideau, puisque celui-ci, dont la transparence et la couleur font irrésistiblement songer à l’eau, a été apparemment utilisé pour obturer la pomme de douche (elle devait fuir). Il la bouche si bien que, par la forme que lui a donnée l’artiste, il constitue un parfait avatar du jet d’eau ; avantages intéressants de cet article, hélas épuisé, aucun bruit, aucune éclaboussure.

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