Tout le monde se repose ici sauf moi

Aude Noguès, 2019

Quand Pauline Castra nous a fait une proposition pour un Second jeudi - Face BBBBBB -, j’ai aimé le mélange de précision et d’esprit aventureux. Le titre renvoyait à la face qu’on n’attend pas, à la rayure bien franche, le micro-sillon qui s’entête ; l’installation était comme un éclat, une sculpture explosée, en suspens. Ça s’est construit au moment, de l’ordre du jeu et de la maîtrise.

Tout le monde se repose sauf moi évoque à nouveau un moment, un suspens. Le titre est emprunté à Voyage en Italie, film de Rosselini. L’héroïne incarnée par Ingrid Bergman visite le célèbre musée archéologique de Naples accompagné d’un guide, plutôt bonhomme, quand elle s’arrête devant le gigantesque Hercule, copie en marbre inspirée d’un original grec, du IVe siècle av. JC. La sculpture représente le héros fatigué après l’accomplissement de ses travaux. Le plan est tourné derrière l’épaule du colosse, en plongée sur les protagonistes - le guide, tout petit, réplique : " Tout le monde se repose ici sauf moi."

Ici, à la galerie du second étage de l’école d’art, Pauline Castra a déployé une sélection de moulages issue de la collection de l’école : des statues que l’on reconnait vaguement, des postures modélisées à la haute antiquité, là le sourire léger d’un moine gothique, le pathos exubérant d’un corps entravé, à des échelles différentes - d’un demi-homme à un homme et demi. Destinées à l’étude, elles furent réunies en son temps par le peintre et directeur de l’école, Achille Zo {note}1. Fragmentaires - il manque souvent un membre, une tête, quand il n’y a pas juste un pied, une tête -, elles sont ces corps lointains, descendus des temples et des églises, légitimés par l’usure, la casse et reproduits à l’identique, cassées encore, entretenues comme on a pu. Alors qu’elles font d’ordinaire un rang d’honneur un peu désuet dans les couloirs de l’école, elles sont remises au centre, sous les regards au sens propre : avoir des égards pour, leur poser un plâtre, à ces plâtres. L’artiste les panse avec des signes, des formes minimales neutres comme un archéologue schématise les pièces manquantes.

Le dispositif est simple, des sangles, des panneaux transparents sur lesquels viennent se placer juste au bon endroit, pour peu que l’on s’y trouve, au bon endroit, des gommettes XXL : dessiner un bonhomme / lui faire face, cadrer, feuilleter l’espace pour définir le plan du tableau, la feuille blanche, sur laquelle tout s’aligne parfaitement. La leçon prend un tour suprématiste, les figures, les membres manquants, sont simplifiés à l’extrême, hiératiques, frontaux, des faces ou des surfaces planes, qui obliquent vers leur point de fuite quand on se déplace. L’appropriation est désinvolte. Elle a sans doute à voir avec l’échelle première du geste initié au Second jeudi, sur un bibelot sans tête. « Un détail de l’installation reposait sur un geste simple. Sorte de trompe-l’œil, j’avais apposé une gommette sur une plaque de verre. Positionnée dans la perspective d’une pacotille acéphale, il y avait la sensation, dans cet alignement, d’un corps partiellement reconstitué. Au travers de cette restauration bricolée, mon geste visait à réparer aussi bien que révéler les manques laissés par le temps. » Œuvre en cours d’installation - le dispositif est autonome, transparent - bascule, cale, socle précaire, tout sert à tout, pour un peu, on vous demanderait de maintenir du pied ce plâtre en équilibre instable.

"Tout le monde se repose ici sauf moi", dit l’artiste, le modèle, le visiteur {note}2.

 

Texte écrit à l’occasion de l’exposition Tout le monde se repose ici sauf moi
Projet soutenu par l’association COOP en partenariat avec LM Solutions

1Achille Zo fut, avec Léon Bonnat, l’initiateur d’une école bayonnaise de peinture, régionaliste et mondaine, adossée à l’école de dessin proprement dite et à une collection des Beaux-Arts, de 1871 à 1888. L’école de dessin de Bayonne avait été fondée à la fin du XVIIIe siècle avec une vingtaine d’autres en France.

2L’autorisation de faire poser des modèles distinguait les Académies, dont l’Ecole Académique de Dessin de Bayonne, des simples écoles de dessin : à la mission d’instruire les ouvriers et artisans d’art afin de reproduire avec grâce les canons néo-classiques, s’ajouter la possibilité d’un art vif, selon la même logique du modèle - pièce initale - moule et épreuve.

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